Appel sans suite : l'élevage intensif
Le 24 aout 2023,
dans le cadre de sa campagne
stop à l'élevage intensif
,
l'association L214
(qui est néo-welfariste
selon la catégorisation du théoricien critique
Gary Francione)
publie sur le Web
Une trentaine de scientifiques,
personnalités et militants du monde associatif
co-signent une tribune
à l'attention du géant de la volaille
LDC
.
Les signataires en question sont :
Muriel Arnal,
présidente fondatrice de One Voice ;
Laetitia Barlerin,
docteure vétérinaire et journaliste ;
Jérémy Bismuth,
Laura Flahault
et Hadi Rassi,
de la série Ami des lobbies ;
Dalila Bovet,
éthologue, professeur à l'Université Paris Nanterre ;
Florence Burgat,
directrice de recherche
(ENS /
INRAE) ;
Nathalie Cronier,
présidente de l'association Neuvy Nouvel Horizon
Jean-Baptiste Del Amo,
écrivain ;
Esther Dufaure,
membre fondatrice de l'association Eaux Secours Agissons ;
Sandrine Dupuis,
présidente de l'association Bien Vivre à Saint Péreuse ;
Lisa Fernandez,
présidente de l'association Les 3 Dindes, Ferme-Refuge ;
Jacques-Charles Fombonne,
président de la SPA (Société Protectrice des Animaux) ;
Jérôme Frignet,
directeur programme de Greenpeace France ;
Gaëtan Gabriele,
activiste et créateur de contenu ;
Léa Geindreau,
porte-parole d'Alternatiba Paris ;
Michel Gosselin,
docteur en médecine
et président de l'association Bressolles Bien Vivre ;
Brigitte Gothière,
directrice cofondatrice de L214 ;
Pascal Houplon,
président d'Aube-Durable ;
Galitt Kenan,
directrice du Jane Goodall Institute France ;
Yves Lahiani,
docteur vétérinaire ;
Stéphane Lamart,
président fondateur de l'association Stéphane Lamart ;
Manuel Mersch,
docteur vétérinaire,
président de l'OABA (Œuvre d'Assistance aux Bêtes d'Abattoirs) ;
Guillaume Meurice,
humoriste ;
Lucie Nayak,
chargée de sensibilisation et développement,
Refuge GroinGroin ;
Magali Oechsner,
membre du collectif Non à la mégaporcherie ;
Corine Pelluchon,
philosophe, professeure à l'université Gustave Eiffel ;
Vipulan Puvaneswaran,
militant écologiste ;
Matthieu Ricard,
docteur en génétique ;
Amandine Sanvisens,
cofondatrice de PAZ (Paris Animaux Zoopolis) ;
Thomas Wagner,
fondateur du média Bon Pote ;
Ghislain Zuccolo,
directeur général de Welfarm – Protection mondiale des animaux de ferme.
Quel est le problème ?
Le chapô de la tribune nous le dit :
[les] méthodes de l'élevage intensif
,
en fait plutôt [les] pires méthodes
.
Le titre de la première est dans la même ligne :
LDC, mastodonte de l'élevage intensif
.
Par la suite, on a le droit à un descriptif rapide
de ce que peuvent subir les animaux non-humains
d'élevages intensifs et pas de ceux non-intensifs.
Si besoin était, c'est confirmer par la dernière partie
qui parle de ces conditions d'élevage délétères
,
le problème ne serait donc pas l'élevage en lui-même.
La dernière phrase finit d'abonder en ce sens :
Il est urgent de prendre
des mesures concrètes
contre l'élevage intensif
[…] et de repenser
les conditions de travail des éleveurs
.
Remarquons qu'on a là un ajout supplémentaire,
mais tout à fait logique :
le métier d'éleveur·e n'aurait pas à disparaitre
(avec bien sûr de quoi aider pour accompagner
les gens pratiquant ce métier),
il faudrait juste améliorer les conditions de sa pratique.
Le cadrage est donc très clair. Il ne serait pas illégitime d'exploiter et tuer en l'absence de nécessité des animaux non-humains ressentant la souffrance et aspirant à la vie, comme les volailles. Il n'est illégitime de le faire que dans certaines conditions, quand ça nuirait trop aux animaux non-humains exploités, mais aussi quand c'est mauvais pour l'environnement ou les travailleur·euse·s du genre humain, 2 autres aspects présents dans la tribune qui ne sont pas l'objet de la présente critique.
Admettons maintenant ce cadrage,
bien que nous y soyons fermement opposé.
Y a t'il une idée de pourquoi
les choses sont ainsi ?
La réponse est nette : oui.
Encore une fois, on peut aisément s'appuyer
sur des citations qui ne laissent pas le doute.
Le chapô constitué de 3 phrases y dédie une :
Les actionnaires s'y félicitent
de résultats financiers vertigineux,
obtenus grâce aux pires méthodes de l'élevage intensif.
Le premier paragraphe post-chapô
traite exclusivement du sujet
de la profitabilité financière.
La seconde partie a un titre limpide :
Une rentabilité basée sur la cruauté
.
Enfin, la dernière partie commence par cette phrase :
Ni éleveurs, ni riverains, ni consommateurs
n'ont d'intérêt à voir perdurer
ces conditions d'élevage délétères,
qui ne profitent qu'à une poignée
de dirigeants et d'actionnaires.
L'explication à l'existence et la perpétuité
de l'élevage intensif d'animaux non-humains
est donc très explicite dans la tribune :
c'est financièrement profitable pour des capitalistes
(pardon, dans le langage bourgeois,
on parle de dirigeants et d'actionnaires
).
Que prône en conséquence la tribune ?
Que faudrait t'il logiquement faire ?
Euh…, bah…, vous voyez…
Voila ce qu'on pourrait dire
si on s'en tient à la tribune.
Elle ne dit en effet rien pour agir.
Plus exactement, elle se contente
d'exhorter les capitalistes
à prendre en compte les intérêts
des animaux non-humains,
des travailleur·euse·s
et de nous tou·te·s vis-à-vis de l'environnement.
Pourquoi les capitalistes iraient contre leur intérêt ?
Mystère, par bonté d'âme probablement.
Pourquoi ne l'ont ils pas fait avant ?
Euh…, bah…, vous voyez…
Quelqu'un croit t'il sérieusement
que cette tribune va les faire changer d'avis ?
À moins d'être d'une grande naïveté,
il est évident que non.
De toute façon, même si certains capitalistes arrêtaient,
d'autres prendraient la place
pour empocher de juteux profits.
Mais allez, soyons candides,
admettons que les capitalistes
arrêtent l'élevage intensif
ou juste [les] pires méthodes de l’élevage intensif
comme le disait brillamment le chapô
répugnant de bien-êtrisme exploiteur.
Que se passerait t'il alors ?
Les animaux non-humains seraient moins durement exploités
et il y aurait aussi moins d'animaux non-humains exploités.
Vous ne comprenez pas la seconde conséquence ?
Elle est liée à la première.
En effet, si le système capitaliste a produit
les conditions d'élevage actuellement dominantes,
c'est certes en partie par bêtise,
cependant ça il finit par y remédier sur le long terme,
non par sympathie mais parce qu'il y a intérêt,
mais c'est aussi parce que c'est moins cher ainsi,
du moins de son point de vue borné et malpropre,
ce dont on peut se plaindre
mais il en est logiquement ainsi
puisque c'est la classe capitaliste
qui est actuellement aux commandes.
La manière d'envisager le coût du point de vue des capitalistes n'est pas autonome du reste de la société. Ce qui est considéré comme coût de production dans le cadre du système se répercute forcément quelque part. Ça peut être le prix de la dite production et de ce qui peut en être dérivé (des plats préparés, la restauration, etc.) et/ou absorbé par la société (par des subventions, des réductions d'impôts, une ou des exceptions environnementales pour le secteur, etc.). Si ça se fait sur le prix, alors les marchandises (que ce soit des consommables ou des services) coûtent plus cher et seront donc probablement moins consommés. Si ça se fait par le biais d'une collectivisation sociale, alors la société devra indirectement absorber le coût qui est camouflé aux consommateur·e·s direct·e·s (comme dans le cas de la Politique Agricole Commune de l'Union Européenne capitaliste).
Du coup, l'arrêt de l'élevage intensif ou sa simple réduction qualitative, c'est-à-dire l'amoindrissement de l'intensivité, n'aura pas des conséquences que pour les animaux non-humains, les travailleur·euse·s de l'exploitation des animaux non-humains et l'environnement, ainsi qu'enfin pour les capitalistes, à moins de réduire très peu l'intensivité et d'arriver à les faire accepter de revoir fortement à la baisse leurs profits et donc aussi de fait s'attaquer à leur pouvoir de classe sur la production. Ça aura aussi des conséquences sur les consommateur·e·s de produits de l'exploitation animale et/ou sur la société. Puisqu'il est improbable que tout ou presque tout le sur-coût soit mis à la charge de la société, il est à priori hautement probable que les consommateur·e·s auront à en prendre au moins une part significative. Cela signifierait que les produits les moins chers issus de l'élevage intensif verraient leurs prix augmenter. Il serait donc plus dur d'en consommer autant. À moins d'être prêt à en supporter intégralement le sur-coût, cela conduirait à une moindre consommation des produits issus des animaux non-humains.
C'est tout à fait logique.
Mais de ça, la tribune ne parle point.
C'est pourtant bien dommage.
En effet, si, comme c'est prétendu,
9 Français sur 10 déclarent
s'opposer à l'élevage intensif
,
alors il ne devrait en principe
n'y avoir aucun problème
à consommer des produits animaux plus chers
et probablement aussi moins.
Inciter les gens à ça
serait un levier très concret
pour réduire le profit financier
lié à l'élevage intensif
ou au pire de l'élevage intensif
en fonction du niveau de bien-êtrisme exploiteur,
donc réduire l'intérêt des capitalistes pour ça.
Évidemment une autre solution serait
d'inciter à végétaliser l'alimentation
et pourquoi pas même intégralement,
voire même pousser à un mode de vie
sans exploitation et mise à mort non-accidentelle
des animaux ressentant la douleur
et du coup aussi aspirant à continuer de vivre
(la douleur étant un moyen en vue de cet fin),
mais la non-violence envers les animaux non-humains
relèverait de l'extrémisme
et ce à contrario de la cruauté envers eux
qui ne serait pas grand chose
comparé aux plaisirs humains.
Toutefois, ce ne serait évidemment pas si simple. Bien des gens ont beau dire qu'ils sont contre l'élevage intensif, l'environnement, l'évasion fiscale, une Union Européenne si en faveur du Capital (qui n'a pas forcément besoin d'elle, la sortie n'étant qu'une condition nécessaire mais insuffisante), la surveillance de masse, etc., ils n'ont souvent pas pour autant fait une analyse de comment s'y attaquer et encore moins fréquemment sont-ils prêts à agir concrètement en conséquence. Mais cela est d'autant plus facilité, probable, qu'ils n'y sont pas poussés. Un appel sans suite ne dérange pas. Une prétention n'engage en soi à rien, ou du moins à rien de sérieux.
Faut-il en conclure que les appels sans suite, par exemple contre l'élevage intensif, ne servent donc à rien ? Vis-à-vis de ce qui est mis en avant, il est clair que c'est inutile, c'est le principe même d'un appel sans suite. Mais si des appels sans suite sont créés, ensuite signés, puis partagés, c'est bien que ça sert à quelque chose, sinon les gens ne se lanceraient pas là-dedans. Mais alors ça sert à quoi ?
L'aspect peut-être le plus évident est psychologique. En effet, se prononcer contre quelque chose que l'on pense être mauvais permet de se sentir bien avoir soi-même, en cohérence. Mais indéniablement l'appel n'est pas pour soi ou juste pour soi, puisqu'il est publique. Pour cause : il permet de se réclamer de quelque chose auprès des autres, d'affirmer aux autres qui on prétend être (c'est du blabla, on peut dire être pour X et matériellement agir contre X, comme c'est usuellement reconnu pour les politicien·ne·s) et donc d'engranger du capital symbolique vis-à-vis des gens qui nous pensent du bon côté et qui ont plus ou moins foi dans l'appel sans suite, mais aussi potentiellement de croire que ça fera contagion et donc que ça fera avancer la cause.
Enfin, avec assez de capital symbolique, on peut engranger des dons financiers, par exemple pour une association comme L214. C'est bien pratique d'avoir des dons, évidemment. Mais ça profite aussi à la personne donatrice. En donnant, elle participe à la cause, ou en tout cas c'est ce qu'elle pense ou peut penser. Si elle le pense, c'est bien psychologiquement. Qu'elle le pense ou pas, cela peut lui être favorable socialement. On ne donne pas pour rien, on peut être intéressé pour la cause, mais on est toujours au moins pour partie intéressé pour soi-même, ce qui n'est pas romantique, mais c'est ainsi.
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